samedi 12 décembre 2009

Les hommes

Il y a les hommes-troncs, les hommes-valises, les hommes-citernes, les hommes-bicyclettes dont les roues font office de jambes et moulinent l’avenue, les hommes souples, on les voit arriver ils sont au ras du sol, leurs jambes font des tours, des huit, des figures libres, ce sont les plus étranges leurs jambes sont déliées, elles s’écartent et elles s’ouvrent, elles raclent le sol, noires, et l’homme, juché sur ses mains, est au-dessus, à côté. Il y a les hommes-planches, dont le bassin roule sur une jolie planchette de bois obscur – ils ont, chance, leurs mains libres pour mendier. Il y a l’estropié recomposé, qui lance avec ferveur sa prothèse sur le bitume, l’amputé qui attend encore son tour sur le banc de l’hôpital de Jaipur ou d’ailleurs, entouré de ses compagnons d’infortune. Il y a, dans un recoin de la ville, l’homme-gorille, dont le haut du corps a été, par un mécanisme à rebours de l’histoire, jeté vers l’avant et le sol, qui n’a plus que ses deux poings serrés pour prendre appui sur la terre et retrouver l’équilibre.
C’est qu’on le perd beaucoup, ici.

mercredi 25 novembre 2009

Bestiaire indien. 2

Les chiens. Parlons-en puisqu’il faudra bien, à un moment ou un autre, en parler. Les chiens indiens sont pâles, apeurés, il s’allongent à l’ombre pour regarder leurs puces sauter. La vie n’est pas tendre pour eux comme pour les autres. Les chiens soufflent sous le soleil. Leur poil est ras et parsemé de chancres. Ils ont le museau fin du chien des Simpsons, son air discret aussi. Ils aimeraient bien manger mais ils n’osent ni la patte. Ils ont dû oser un jour et s’en sont repentis ; depuis, ils végètent. Ils attendent que la gale ait raison de leur corps. Ils aimeraient attaquer, peut-être, de biais, sans être vus, mais ils n’en ont plus la force. On les piétine. Ils dorment sur des tas de sable, dans le caniveau, les ornières. Ils respirent tout bas, pour ne pas déranger. Ils sont les derniers. 

vendredi 13 novembre 2009

Bestiaire indien. 1

Il y a d’abord les vaches, bien sûr, surtout blanches, parfois tachetées, qui marchent seules, droit devant, sans que l’on sache exactement où elles veulent en venir. Elles se baladent. On les voit souvent ruminer, à défaut d’herbe, les papiers usagés, les bouchons de bouteilles, les peaux de bananes. Elles ne semblent être à personne, on les regarde passer, on les fouette parfois un peu. Elles traversent les villes comme un passant de plus, on ne les remarque pas. Elles dorment à genoux, sur le bitume, la poussière, dans les crevasses, ou peut-être prient-elles, implorant de leurs cornes de ne pas renaître vache, d’être enfin épargnées des mouches.

samedi 7 novembre 2009

La nuit, parfois, je ferme les paupières, en douce, et je vois des billes, noires, et qui brillent. La nuit, je vois des yeux qui me regardent. Des puits profonds, des lances noires, plantées, en nombre, et qui toutes me regardent et me sourient. Des yeux, des yeux, à l’infini, et ronds, et derrière des moustaches, des peaux comme du cuir passé. Des billes, des billes, ici, là, partout.
La nuit, je ne dors pas.

samedi 31 octobre 2009

Et je crois bien que l'on s'enfonce dans la nuit noire du monde.

vendredi 9 octobre 2009

Louche

Ah oui, ça me revient, c’était de ce livre, là, dont je voulais causer. Je l’ai aimé, beaucoup même, mais vous savez ce que c’est, entre une chose et l’autre, on s’égare, on se disperse, et en un clin d’œil le livre se retrouve au bas d’une pile, et allez savoir laquelle, car il est tard et on s’allume à la chandelle. On regarde… Le titre, pourtant, il était pas mal – tiens, le voilà : Un homme louche. Une nouveauté, un premier roman, même, publié par ces jolies éditions Verticales, qui, comme leur nom l’indique, nous font tenir debout – enfin, parfois, car l’alcool, lui aussi, est fort. C’est un jeune Lyonnais, François Beaune, qui a commis ce livre, et on ne peut lui en vouloir : il a eu le mérite, rare, de nous faire rire. Sourire. Pouffer aussi. De quoi ça cause ? D’un type normal, d’un adolescent peut-être un peu asocial, dans un monde peut-être un peu brutal, qui remplit un carnet pour y consigner, durant l’année de ses quatorze ans, ses observations, les va-et-vient de son drôle d’entourage. Ce Jean-Daniel, il voit tout, bien sûr, les lâchetés de ses parents et les métamorphoses de sa sœur, les bassesses diverses, le gris partout, mais il n’en dit rien, il ne pipe mot, de peur d’être découvert. Il agit en infiltré. Il est l’agent double. Il veut "tout comprendre pour tout détruire à la base". Quelque chose de grand se prépare dans l'ombre, sous les riffs de hard-rock autrichien. Tout le monde le croit fou – l’est-il vraiment ? Qui des deux est le plus fou, l’homme qui crie ou la société qui appuie ?

Il est drôle, Jean-Daniel, il pique à tous les coups, mais le lecteur est bien le seul à le savoir, et les médecins finiront par avoir sa peau. Le premier cahier s’achève sur son internement. Le deuxième s’ouvre, vingt-cinq ans plus tard, sur un paysage désolé. L’ironie mordante a fait place à une grande sécheresse du regard. Jean-Daniel vit à Lyon, avenue Berthelot, et il est seul. Il n’a pas abandonné son œuvre, l’observation de ses contemporains, mais il n’en rit plus, il constate, froidement, on dirait même qu’il pleure, parfois, dans l’ombre, en silence. Son fils, qu’il surveillait ce jour-là, est tombé/s’est jeté par la fenêtre. Sa femme, elle, est descendue par les escaliers. Lyon est bien triste, l’avenue Berthelot bien droite, et les filles marchent seules. Il écrit ce deuxième cahier, sans y croire, pour se prouver, sans doute, qu’il existe encore. Pour combien de temps?

On voulait en parler, de ce bouquin, ça y est, ça me revient, parce qu’il y a là un ton, un regard, rares, acérés. Un drôle de vide derrière l’ironie. Une vraie nausée du monde derrière les jours et les yeux. Ce n’est pas l’histoire d’un fou, c’est l’histoire, banale, de la réalité qui écrase, du monde qui est une tombe, et qui nous regarde nous ébattre jusqu’au désastre final. Courage, rions !

mardi 29 septembre 2009

Un début

Alors voilà, ça commencerait comme ça. Une ligne droite, suivie d'autres, traçant les contours de quelques obsessions et de quelques voyages, de certains livres dans lesquels se perdre ou peut-être se trouver. Une souricière virtuelle où attraper des phrases, clouer des fleurs sauvages, d'étranges papillons noirs. Ça commencerait comme ça, et puis ça filerait de travelingue, ça causerait littérature et sandwich, villes et regards, jambons, cinéastes, papiers fins. Ça causerait de choses et d'autres, quoi, sans autre ligne que celle de la page, noire sur blanc. Elle est si droite, si inflexible, qu'il nous faudra du temps et des jambes pour la faire flancher, celle-là. Allez, en route.